Les Trente Glorieuses, côté pile

 

Le documentaire Retour à Reims [fragments] d’après le livre du sociologue Didier Eribon, montre la désagrégation de l’identité ouvrière derrière l’écran du plein emploi et l’optimisme du baby-boom. Si Adèle Haenel en fait une lecture dépouillée, des images d’archives témoignent du prix humain consacré à la reconstruction.

«On ne peut pas savoir ce que c’est que le bonheur, puisqu’on ne vit pas.» Il faut écouter cette femme parler du droit au bonheur, celui dont on la prive et dont on prive ses enfants. Nous sommes dans les années 1950 ou 1960, dans l’appartement ouvrier d’une ville laborieuse de France. Il faut voir et écouter Retour à Reims [fragments], documentaire diffusé sur Arte (1). Adèle Haenel y lit des extraits du récit au succès fulgurant que Didier Eribon a consacré à ses origines ouvrières, au parcours de ses parents, à leurs corps épuisés par la chaîne et les ménages réalisés dans les maisons bourgeoises (2). Elle y raconte la désagrégation d’une identité ouvrière qui prospérait à l’ombre du Parti communiste, en partie prise en charge par un Front puis un Rassemblement national venu occuper un terrain abandonné par une gauche de gouvernement convertie aux «réalités» de la vie économique une fois arrivée au pouvoir en 1981.

La lecture dépouillée de la comédienne est ponctuée, débordée plutôt, d’images et de sons tirés d’archives audiovisuelles extraordinaires, sidérantes. De celles qui vous scotchent à l’écran, de celles qu’on ne peut que retranscrire, tout en regrettant que l’écrit dénature et trahisse tout ce qu’une voix porte d’épuisement, de douleur, de frustration. Frustration de l’amant, du père de famille, de l’individu autonome qui se désespère d’assister à sa propre déchéance physique et psychique : «J’ai du mal à toucher Dominique le soir, ça me fait mal aux mains. La gamine quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces moments-là… Elles sont bouffées tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses, et puis je me vois maintenant avec un marteau, et je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends ? T’as du mal à écrire, je… j’ai du mal à écrire. J’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi, c’est la chaîne. C’est dur de… quand t’as pas parlé pendant neuf heures t’as tellement de choses à dire, que t’arrives plus à les dire. Que les mots, ils arrivent tous ensemble dans la bouche, et puis tu bégayes, tu t’énerves, tout t’énerve. Tout.» Ne plus pouvoir faire, ne plus pouvoir dire, se regarder perdre sa force de travail, osciller entre le je et le tu, à la recherche de soi-même. Ce désespoir qui glisse, doucement mais sûrement, vers la colère, cette voix éraillée, suffocante, ce sanglot rentré dans la gorge nous forcent à regarder les Trente Glorieuses sous un jour différent. Derrière l’écran du plein-emploi et l’optimisme du baby-boom, on mesure dans ces paroles d’hommes et de femmes arrimé·e·s à l’atelier, à l’usine, au ménage, au chantier, au tapis qui roule toujours plus vite et aux charges toujours plus lourdes, le prix humain, exorbitant, de la croissance économique et de la reconstruction industrielle.

 

Ces voix disent tout et ne cachent rien : la violence sociale quand elle devient violence conjugale et familiale, une école qui trie les enfants et réserve les études au-delà de 13 ans aux bien né·e·s, l’appréhension d’une famille trop nombreuse dans un foyer trop exigu et sous-équipé, la «quincaillerie» des avortements clandestins pratiqués à la chaîne, qui abîment voire tuent les femmes, la xénophobie ordinaire qui vacille dans les temps forts des mobilisations et des grèves, ne passant pas l’épreuve de la solidarité. Alors, la voix posée d’Adèle et les mots choisis de Didier s’effacent devant cette matière dense, brûlante, qui nous rappelle cette tragique évidence : le premier signe des inégalités sociales d’hier et d’aujourd’hui, c’est le corps, et ce n’est pas glorieux.

 

Nadia Vargaftig
Libération
2 décembre 2021